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« Hai »

Chaque journée commençait toujours de la même manière pour Beatrice Snowflake. Pour certains, la routine est l’hymne de la certitude, du contrôle et du confort. La vie de la jeune scientifique était donc réglée de façon logique et mécanique. Le réveil à cinq heures, la tasse de thé bio -sans sucre et sans lait – suivi du rituel des vêtements. Les chaussures, en tout point identiques, attendaient patiemment que leur maitresse ne les porte. Il en était de même pour les tailleurs gris qui semblaient se multiplier à l’infini dans la penderie. Non, rien n’avait préparé Béatrice à ce petit grain de sable qui viendrait enrayer les rouages impeccables de son petit monde…
Ce matin-là, la jeune femme se rendait sur son lieu de travail, quand une camionnette blanche s’était arrêtée à sa hauteur. Deux hommes en étaient brusquement sortis et avaient poussée la scientifique dans le véhicule. Une fois l’effet de surprise passé, elle avait réalisé avec horreur qu’il s’agissait d’un enlèvement. Les mécanismes de survie les plus élémentaires s’étaient engagés.
— Je travaille pour le gouvernement. On va s’apercevoir de mon absence et vous allez avoir de très très gros problèmes. Pour résumer, vous n’avez aucune chance, avait-elle lancé sur le ton de la menace. Deux hommes, assis en face d’elle, l’observaient en silence. L’un d’entre deux, était un vieillard. Les traits de son visage étaient durs et sa peau tannée. Ses longs cheveux blancs ne parvenaient pas totalement à adoucir ce portrait. Ses yeux étaient perçants que ceux d’un aigle. En dépit de son âge, on sentait sa grande force. Un jeune homme se tenait à ses côtés, Béatrice décela une certaine ressemblance entre les deux individus. Il tentait de lui sourire timidement pour la rassurer. Cette situation était bizarre. L’esprit de la jeune femme analysa froidement la situation. Ils n’avaient pas d’armes et ils ne l’avaient pas menacée, même pas touchée. Non, ils se tenaient à distance et lui témoignaient un certain respect. Elle se serait presque sentie en confiance.
— Haï ! s’exclama mystérieusement le vieil homme.
La scène, avec sa pointe de suspens, aurait pu être tirée d’un épisode des X-Files, quelques secondes avant l’annonce des publicités.
— Pardon ? finit-elle par répondre, embarrassée. La jeune femme ne comprenait pas ce qu’il disait.
— Cela veut dire hiver en Navarro. Atsà, mon grand-père, dit qu’on a volé l’hiver.
En temps normal, Béatrice n’aurait pas pu réprimer un fou-rire. Cependant, elle ne voulait pas les blesser.
— Écoute… Je suis desolée, j’ignore ton nom. Moi, c’est Béatrice en passant.
— Maïïtsoh, le mot pour « loup » lança-t-il avec un grand sourire.
— Maïïtsoh, il est encore temps d’arrêter ce véhicule et je ne parlerai à personne de… cette rencontre. Je ne sais pas ce que vous voulez mais je ne suis pas psychiatre ou même Harry Potter !
Le regard de Maïïtsoh se voila de tristesse.
— Atsà et moi, nous ne te voulons aucun mal. Il doit obéir à sa vision pour que tu comprennes et que tu nous aides. Tu as ma parole, bientôt tu retrouveras ta liberté.
Tous les voyants du tableau de bord de son esprit rationnel auraient dû virer au rouge. Cependant, Maïtsoh avait l’air sincère et elle se sentait étrangement en sécurité. La camionnette s’arrêta brusquement. Ils descendirent. Les plaines du Nouveau Mexique s’étendaient à perte de vue, comme une constellation de galaxies infinies. Le silence. La brise et ses murmures indicibles.
Atsà s emit à parler et Maïtsoh se mit à traduire aussitôt.
— Jadis, mes ancêtres ont aimé cette terre et elle les a nourris en retour. Tout est un cercle, femme blanche. Le soleil, la lune, le vent qui tourbillonne sur lui-même. Tout est un cycle. La pluie et la sècheresse, la joie et la peine, la vie et la mort. L’un n’a de sens que par rapport à l’autre. Celui qui n’aime pas, possède par la force. Il vit seul sans savoir qui il est. Sans savoir où il va. Si tu veux comprendre ce qui t’entoure, observe et ressens.
La jeune femme regarda autour d’elle. La grande beauté du paysage ne parvenait pas à masquer sa tristesse. Béatrice ôta ses chaussures à talons qui lui paressaient si étroites à présent. Elle posa son pied nu sur le sol craquelé et sentit les blessures de la Terre-mère. Elle caressa l’herbe cassante et jaunie, sèche comme une rivière tarie.
On a volé l’hiver.
La phrase du vieil indien résonna dans son esprit. Il suffisait d’ouvrir un journal ou d’allumer une télévision pour se rendre compte que le climat était devenu un jouet cassé, une machine folle qui s’était emballée. Inondations, sècheresses, famines, déforestation, des torrents de boue et de morts… Il était si facile de se cacher derrière une armée de statistiques qu’on pouvait manipuler à sa guise. Les faits étaient là. Au fur et à mesure que la planète se réchauffait, le cœur des hommes se durcissaient. Béatrice ressentit à nouveau la souffrance du monde. Ce fut brutal. Une larme coula le long de ses joues. Maïtsoh lui prit doucement la main. Sans les mots, ils se comprenaient. Où plutôt, ils comprenaient leurs maux. Leur âme à nu, ils se virent pour la première fois. Lui, la peau cuivrée par le soleil, fait de terre, d’intuitions et de visions. Elle, blanche comme la neige, le fruit de la raison et du rationalisme. Ils étaient l’homme et la femme qui écriraient la suite de l’histoire. Tout se complète et s’unit. La vie, la mort et la seule émotion à les rendre supportables, l’amour. Atsà murmura quelques mots.
— Il dit que tu parles leur langage. Tu dois leur dire avant qu’il ne soit trop tard.
Elle acquiesça. Béatrice le savait, cette expérience était un moment clé de son existence. Plus rien ne serait comme avant. A l’hiver du cœur, venait de succéder la promesse du printemps. Celle d’un second souffle, d’une renaissance.

2 réflexions au sujet de “« Hai »”

  1. J’aime beaucoup votre blog. Un plaisir de venir flâner sur vos pages. Une belle découverte et blog très intéressant. Je reviendrai m’y poser. N’hésitez pas à visiter mon univers. Au plaisir.

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    1. Merci pour votre commentaire Angelilie. J’ai visité votre blog et les photos sont magnifiques. L’article qui mentionne la maladie de Lyme m’a particulièrement touché, j’ai dû faire le test il y a deux mois et heureusement le résultat s’est révélé négatif.

      Aimé par 1 personne

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