DELIRIUM
La bibliothèque du Bethlem Royal Hospital de Londres ressemblait plus à une usine à cauchemars qu’au berceau de la connaissance. Ses murs épais, d’apparence gothique, semblaient emprisonner l’obscurité et entretenir le froid qui y régnait en maitre. John Reynolds, un interne, soupira. La lumière de la lampe à gaz vacilla. Il ne lui restait plus qu’une semaine pour finir sa thèse. Elle s’intitulait La folie et ses traitements à travers les siècles. Deux années auparavant, le jeune homme avait décidé de se spécialiser en psychiatrie. Le nom de cette science était issu de deux mots grecs, psyche pour âme et iatros pour médecin. John Reynolds croyait que cette discipline, en plein essor, permettrait de guérir ces hommes et ces femmes que la société enfermait arbitrairement dans des établissements aux allures de cachots. Ces deux années, l’interne les avait également dévouées à la rédaction de sa thèse. Quand il ne rendait pas visite à ses patients, il passait tout son temps à la bibliothèque pour compléter son œuvre. Le jeune homme posa la main sur son front. Quelle fatigue ! Quelle lassitude ! Au dehors, la nuit avait fait son nid. Les lampadaires au gaz de houille crachaient leur faible lumière. En cette année 1885, les rues de Londres, perdues dans leur brouillard et noircies par la suie, semblaient plongées dans d’épais ténèbres. Des corps de prostituées, sauvagement démembrés, avaient été retrouvés dans des allées. La rumeur se propageait comme une trainée de poudre. On protégeait les puissants et on sacrifiait les plus faibles !
Il dit qu’il peut t’aider.
La voix interrompit John dans ses pensées. Un vieillard, assez petit, se tenait en face de lui. Il réajustait ses lunettes rondes. Le jeune interne se demandait comment cet individu était entré dans la pièce sans qu’il ne s’en aperçoive. D’habitude, la bibliothèque était déserte à cette heure-ci. Un patient égaré ? Il fallait garder son calme.
Quand vous mentionnez « il », vous voulez dire ?
Le petit homme sourit avec dédain.
Il dit que tu devrais arrêter de le prendre pour un patient ou un imbécile. Il n’est pas fou. Mais toi, ami, l’es-tu ?
Cette conversation était absurde. Néanmoins, John joua le jeu.
L’homme qui considère la démence ne peut être entièrement fou, rétorqua-t-il. Qui est ce « il » ?
Le petit homme toussa et regarda autour de lui.
« Il » est un ami, un moi, une âme et un fantôme.
Ce fut plus fort que lui, John saisit sa plume et se mit à prendre des notes.
Un fantôme, c’est-à-dire ?
Il n’est pas content. Il dit que tu es distrait et que tu devrais te plonger dans ta thèse, s’exclama le vieillard. La folie n’attend pas !
Le jeune interne sourcilla. Comment savait-il pour sa thèse ? En dépit de son apparence inoffensive, le vieil homme ne lui inspirait pas confiance. John Reynolds allait se retirer et prévenir les surveillants qu’un patient s’était égaré dans la bibliothèque.
Il se fait tard et cette plaisanterie est de fort mauvais goût. Aurevoir, « Monsieur le fantôme » !
Le jeune homme plia ses affaires et se leva. Le petit homme commença à chanter doucement. On aurait dit une comptine enfantine.
Aimer la folie jusqu’à la mort,
Ce coup de cœur
Ce coup de tête
Ce coup d’État
Ce coup d’éclat
Tandis que la raison est aussi froide
Que les murs d’une prison.
Et le Fou est un Roi
Sur l’échiquier du monde !
Les vers du poème avaient une certaine cohérence et obéissaient à une logique. C’était assez inhabituel pour une ritournelle de dément. Comment pouvait-on être si fou et lucide à la fois ? Ce cas était fascinant et intrigant. Faudrait-il créer une nouvelle catégorie d’aliénés pour le cataloguer ? John s’assit à nouveau.
Il sent que tu es intéressé. Il peut te montrer ce que les autres n’ont jamais vu ou osé voir. Oublie ton armée de livres poussiéreux ! Il dit que tu dois goûter la chair et boire le sang de la démence.
Supposons que je sois intéressé par cette offre, que dois-je faire ?
Le petit homme s’approcha du jeune homme et il murmura à son oreille.
Il dit que tu dois signer ton âme au bas de ce contrat.
À la manière de Faust ? s’exclama l’interne.
Le vieillard s’offusqua.
Silence ! On ne joue pas avec le Diable ! Il dit que tu dois signer maintenant, déclara-t-il en lui tendant une feuille de papier.
Mais la page est blanche !
Le petit homme s’esclaffa en s’éloignant.
Quand le sage montre la lune, le sot ne voit que le doigt, déclara-t-il en montrant le plafond.
John signa. Il devait savoir.
Le vieillard lui fit signe d’approcher, il avait un secret à révéler.
Et les mots devinrent des images d’horreur et de mort. Des corps dénués de femmes, lacérés, démembrés.
Les membres sont les morceaux du puzzle, le pouls de l’énigme. Les battements d’un cœur qui s’accélère. La bataille est perdue d’avance. Giclures de sang. À l’intérieur, les cris de la bête, toujours insatiable. Elle tourne et se retourne dans sa cage.
La vie est un mirage.
La mort est un miracle.
Nous avons perdu Dieu
Et avons ressuscité nos monstres.
John sentit ses muscles se raidirent, la tension l’envahit.
Quand la raison se tait, que la folie a parlé ; il ne nous reste plus que la rage. La bête est prête à bondir !
Il se jeta sur le vieillard. Maintenant qu’il savait, il voulait lui crever les yeux. Ses deux mains se posèrent sur le petit cou. Le petit homme rusa et finit par se dégager.
Gardes ! Gardes ! Maitrisez-le ! s’écria-t-il.
Deux gardiens s’emparèrent de John et le frappèrent à coups de matraque. Il se tapit dans un coin de la pièce.
Cet homme est fou, irrécupérable ! Je veux que vous l’enfermiez à double tour, vous m’entendez ? Maintenant !
Les deux employés de l’hôpital psychiatrique s’exécutèrent. Le Docteur Reed essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Un miracle qu’il ait pu échapper d’entre les griffes de son adversaire ! Pour une fois, sa petite taille avait été un avantage. Il dépoussiéra sa veste et réajusta ses lunettes rondes. Puis, le psychiatre saisit la feuille de papier sur laquelle il avait demandé au patient de jeter ses pensées. Une phrase semblait se répéter à l’infini.
La folie est un autre. La folie est un autre. La folie est un autre.
La folie est notre autre moi.